Des forces qui nous dépassent. Louis Couperus, maitre conteur — essai de Ellen Deckwitz présenté en clôture de sa résidence d’auteure à Paris, invitée par l’ambassade des Pays-Bas en France

A l’occasion du centenaire de l’un des plus grands écrivains néerlandais de tous temps, Louis Couperus (1863-1923), l’ambassade des Pays-Bas en France a lancé début 2023 un appèl a candidature pour un séjour de trois mois d’auteur(e) invité(e) à Paris pour souligner devant le lectorat français l’importance que revêt aujourd’hui toujours Louis Couperus, dont l’édition des Volledige Werken (Oeuvres cmpl!ètes) réalisé entre 1988 et 1996 a abouti à une série de 50 volumes.

Parmi les propositions reçues, le jury, composé de Tiziano Perez, directeur du Letterenfonds, Bas Heijne, auteur et connaisseur de l’oeuvre de Couperus et Nicolette Koopman, attachée culturelle de l’ambassade des Pays-Bas en France, a choisie celle de Ellen Deckwitz qui propose de faire le lien entre le monde de Couperus et celui des sociétés modernes de nos jours.

Ellen Deckwitz (°1982) a fait des études de langue et littérature néerlandaises et de littérature générale et comparée. Poétesse, couronnée de plusieurs prix littéraires, elle écrit aussi sur la poésie et plus en général, dans différents médias aux Pays-Bas et en Belgique néerlandophone, sur le monde d’aujourd’hui. Pour elle, la résidence d’auteure à Paris a été l’occasion pour réfléchir sur le sens à donner à aux débats sociaux actuels (sur l’inégalité, sur le destin, …) à la lumière de l’oeuvre de Louis Couperus.

le 7 juillet 2023, Ellen Deckwitz a présente son essai à l’Atelier Néerlandais à Paris, devant un public venu nombreux et fasciné aussi bien par sa présentation et présence d’esprit que par la remarquable interprétation que Marianne de Susbielle en a réalisée en français, passage par passage, échange par échange.

Retrouvez ci-dessous l’intégralité de l’essai Meesterverteller de Ellen Deckwitz sur Louis Couperus.

L’année 2023 est Couperusjaar et de nombreux évènements sont organisés comme en témoigne par exemple le Louis Couperus Museum
Le 7 juillet 2023 lors d’une soirée organisée conjointement par l’Ambassade des Pays-Bas et le Nouveau centre néerlandais, Ellen Deckwitz est venue présenter le fruit de ses réflexions et son travail à l’Atelier Néerlandais à Paris. Cliquez ici pour relire le programme de la soirée.

Maitre conteur

Présente en néerlandais par Ellen Deckwitz et interprété en français par Marianne de Susbielle lors de la soirée du 7 juillet 2023

Couperus demeura pendant quelque temps à Paris, bien décidé à s’y établir. L’auteur de 27 ans était déjà reconnu et redouté dans son propre pays pour ses romans Eline Vere et Noodlot (Le Destin). Il était arrivé muni d’un beau courage mais ce fut une déception. Sa famille et ses amis lui manquaient. Pour lui la ville était belle certes mais semblait le tenir à distance. Dans une lettre écrite en 1890 à ceux qui étaient restés au pays il se plaint : « Paris ne m’adopte pas  je suis toujours en visite à Paris comme si j’étais reçu chez une souveraine à l’allure hautaine, très élégante, bienveillante m’accordant un sourire évanescent. »

Plus d’un siècle plus tard, ce même sourire m’accueille, lorsque je me dirige avec mon sac de sport plein de livres vers la résidence mise à ma disposition par l’Ambassade des Pays-Bas. Contrairement à Couperus, cela ne me pose aucun problème car j’ai du pain sur la planche. Je suis ici pour m’immerger dans ses romans et voir s’ils ont résisté à l’épreuve du temps. Il n’y a pas si longtemps, je demandai à quelques étudiants de néerlandais, s’ils en étaient fan, ils haussèrent les épaules. Selon eux, ses romans étaient ringards, interminables et franchement plus de notre époque. Ils étaient tellement catégoriques que pendant quelques instants je me mis à douter : adolescente, j’étais très impressionnée par entre autres De stille kracht (La force des ténèbres), Eline Vere et Van oude Mensen (Vieilles gens et choses qui passent) mais peut-être qu’il s’agissait là d’un engouement de jeunesse  et peut-être qu’aujourd’hui 25 ans et des kilomètres d’ouvrages plus tard, ses romans m’intéresseraient moins. Peut-être que, comme c’est hélas souvent le cas, le souvenir de ses ouvrages était plus beau que l’œuvre elle-même.

Mais au fil de mes lectures, je pris heureusement conscience que ses histoires étaient toujours aussi passionnantes, drôles, magiques et choquantes, mais aussi qu’elles s’intégraient parfaitement à l’époque que nous vivons. Seule l’orthographe semblait archaïque mais le contenu avait toujours une tonalité  d’actualité et plus encore, d’urgence. Premièrement, parce que la pensée humaine que Couperus analyse dans ses récits avec une précision chirurgicale, ne change pas si rapidement. En 2023, nous avons toujours aussi peur de la solitude et de la déchéance comme Eline Vere et nous sommes toujours aussi sensibles au statut social et à la réputation que cette garce Adolfine dans De Boeken der kleine zielen (Les livres des petites âmes). Mais l’être humain est toujours en quête de sens à la vie. De nombreux personnages sont obstinément à la recherche de quelque chose qui fait que leur vie est moins vide, moins chaotique et moins écrasante. Mais ce qui est tragique, c’est que leur monde n’a aucun sens. Les héros et les héroïnes de Couperus tentent de trouver une finalité, une manière de vivre juste, mais personne n’y arrive vraiment.

Prenons l’exemple de Otto van Oudijck dans De stille kracht  (La force des ténèbres) toujours de bonne humeur mais en même temps rigide. « Il niait le mystère » écrit Couperus : initialement Otto ne croit qu’au bon sens et nie par la même tout ce qui peut être mystérieux, subtil et non dit. Cela le rend aveugle aux us et coutumes, aux aspirations de la population de Java, avec tout ce que cela entraine comme conséquences désastreuses. Chemin faisant il se rendra compte qu’il y a des choses qu’il ne pourra jamais comprendre et il se résigne à l’idée de la non-connaissance de l’autre et à passer le restant de ses jours dans un abattement silencieux.

Dans l’oeuvre de Couperus rien ne peut pallier ce vide fondamental et ces vicissitudes de l’existence.

Croire à la fatalité est une autre tentative pour se raccrocher à quelque chose. Plusieurs personnages sont intimement convaincus que tout est déterminé d’avance, comme le cousin Vincent dans Eline Vere mais surtout le profiteur Bertie dans Noodlot (Le destin). Ce dernier pleurniche de ne pas être le chouchou du destin. Peu à peu, il apparaît qu’il se sert de cette conviction pour exploiter Frank, son meilleur ami. Chez lui la fatalité n’est pas une sacrosainte providence mais une « selffulfilling prophecy » une prophétie auto-réalisatrice. En aucun cas cela permet de lui donner un  sens.

Puis il y a encore les héros et les héroïnes qui se sont donnés pour mission le sacrifice d’eux-mêmes, comme le pauvre Addy dans  De Boeken der kleine zielen  (Les livres des petites âmes). Enfant, il se comporte comme une sorte d’assistant social pour ses parents querelleurs et adulte il devient un aidant pour pratiquement toute sa famille. Pour les autres, il est un ange, mais cela ne le rend pas heureux pour autant.

Dans l’oeuvre de Couperus rien ne peut pallier ce vide fondamental et  ces vicissitudes de l’existence. Un être moralement pur comme Addy se prend claque sur claque, une personne comme Léonie van Oudijck ne sera jamais punie pour toutes ses infidélités, pire encore, à la fin de De stille kracht (La force des ténèbres) elle divorce de Otto et va sans vergogne faire la fête à Paris, tandis que son ex-époux dépense des fortunes en pension alimentaire. Emile Takma dans Oude Mensen (Les Vieilles Gens) n’ira pas en prison après l’assassinat de son rival et dans ce même roman nous rencontrons aussi cet abominable pédophile, Anton Dercksz,  qui reste impuni pour tous ses crimes.

Dans tous ses romans, Couperus décrit un monde qui est tout sauf romantique, facile ou équitable. (…) (L)’existence est dominée par l’arbitraire. A long terme toute tentative de vouloir donner une signification ou sens échoue.   

Dans tous ses romans, Couperus décrit un monde qui est tout sauf romantique, facile ou équitable. Les principes d’égalité n’y sont qu’une fiction. La paix et la sécurité ne sont que des principes artificiels et surtout des constructions éphémères et l’existence est dominée par l’arbitraire. A long terme toute tentative de vouloir donner une signification ou sens échoue.

Cependant, et nous pouvons encore et toujours nous en inspirer, ses récits ne sont pas dominés par le défaitisme, cynisme ou pessimisme. Il ne pose jamais de jugement. Dans une lettre, il écrit « Peu importe ce que je pense de mon prochain; en tant qu’artiste je me dois de m’intéresser infiniment à ce qu’est l’autre. » Ce qui importe chez Couperus n’est pas de rendre reconnaissable, mais de rendre visible. Il n’enfume pas ses lecteurs d’optimisme, mais ne les assomme pas non plus de nihilisme. Ses héros et ses héroïnes tentent de trouver leur chemin dans la vie et souffrent de leur choix bons ou mauvais. Parfois ils ont bêtement de la chance et parfois ils jouent tout aussi bêtement de malchance et ils ne peuvent que partiellement changer leur nature profonde — c’est notamment dans ses premiers romans qu’émerge l’idée du rôle prépondérant de l’hérédité —  et ils ne peuvent changer ni les cloisonnements de classe, ni leur genre ni la société à laquelle ils appartiennent. A un moment donné, Cécile l’héroïne d’Extase remarque qu’il lui est impossible de s’exprimer comme elle le souhaiterait : « Chaque fois elle voulait dire d’autres mots que ceux qu’elle prononçait, des mots plus distants, des mots plus chaleureux, mais elle avait cette exquise éducation chevillée au corps : elle n’y arrivait pas. » En tant que dame parfaitement bien élevée Cécile ne maîtrise pas sa propre langue. 

Nous n’en savons rien, nous ne pouvons pas le savoir mais cela ne rend pas pour autant la vie affreuse. Tant de beauté est encore possible.

Couperus démontre sans cesse l’inconstance de l’être humain, combien il lui est facile d’estimer sans aucune raison que quelqu’un est gentil ou irritant. Que nous nous racontons n’importe quoi pour surtout éviter toute dissonance cognitive. En un mot comme en cent, il lui donne une telle humanité que nous ne pouvons le regarder qu’avec compassion et faire naître ce qui pourrait ressembler à une lueur d’espoir. Nous n’en savons rien, nous ne pouvons pas le savoir mais cela ne rend pas pour autant la vie affreuse. Tant de beauté est encore possible.

(…) des histoires superbes pleines de suspens, de meurtres, de sexe et de mystique. Il y a des passages qui donnent des frissons, il y a des psychoses, de violentes bagarres de familles mais aussi beaucoup d’humour (…)

Comme dans les romans de Couperus. Il ne s’agit pas seulement d’une exploration par l’image de la manière dont les êtres humains luttent contre cette absence de sens, mais aussi des histoires superbes pleines de suspens, de meurtres, de sexe et de mystique. Il y a des passages qui donnent des frissons, il y a des psychoses, de violentes bagarres de familles mais aussi beaucoup d’humour . Dans Eline Vere par exemple il décrit combien la sœur d’Eline est irritée par son benêt de mari Henk et qui ronge son frein lorsque celui-ci souffle pendant de longues minutes sur sa tasse de thé. On s’y croirait. Dans le premier chapitre de De boeken der kleine zielen  (Les livres des petites âmes), le lecteur fait la connaissance du couple d’avares Karel et Cateau. Ils faisaient croire à leur famille « qu’ils mangeaient si frugalement, qu’ils ne pouvaient jamais recevoir qui que ce soit à l’improviste » mais dans la réalité « ils se régalaient tous les jours.» Mais personne ne le saura jamais car ce délice était pêché et surtout pas très hollandais. Ils ne parlaient jamais de leurs ripailles, et savouraient en silence. Tout cela exsude l’hypocrisie, et Couperus décrit cette grande bouffe de manière si amusante : ils s’y adonnent avec « volupté acerbe » que nous ne pouvons qu’en rire plus encore.

Il y a des ricanements mais aussi frémissements d’horreur. Des lynchages dans De berg van licht  (La montagne de lumière)« le sang colle aux colonnes » à la scène glaçante dans Noodlot (Le destin) où Bertie le pique-assiettes est battu à mort. A ce moment là, vous le lecteur en avez tellement marre de lui que dans un premier temps vous vous réjouissez de ce meurtre mais ensuite Couperus décrit son visage réduit en bouillie « un œil n’était plus qu’une surface informe, mi-figée, mi-liquide et l’autre exorbité, telle une opale de tristesse. » Description tout aussi plastique que poétique et cette grande opale triste nous incite presque à avoir pitié de la victime. Parfois on se moque un peu des comparaisons homériques de celui pour qui La Haye était sa ville de prédilection aux Pays-Bas, mais il parvient régulièrement à aborder la beauté de manière à lui donner un aspect atroce. Et vice et versa.

Il conçoit ses récits de manière ingénieuse, dose intelligemment l’information soutenant constamment la curiosité du lecteur et l‘amène aussi bien à rire qu’à frémir.

Pour moi, le style de Couperus, ce ne sont pas ces phrases interminables ou ces vagues comparaisons, mais le style d’un maître conteur. Il conçoit ses récits de manière ingénieuse, dose intelligemment l’information soutenant constamment la curiosité du lecteur et l‘amène aussi bien à rire qu’à frémir. Ce sont des mondes complets, non seulement du point de vue philosophique, mais aussi sensoriel. Lorsqu’il décrit l’Antiquité dans De Berg van licht (La montagne de lumière) il décrit longuement la politique et la mode de l’époque, mais aussi l’odeur qui pouvait se dégager d’une foule rassemblée sur la place publique : « se dégageaient déjà un relent d’haleine aillée,  des effluves de sueur mélangés à l’âcreté de la poussière des rues, l’odeur pénétrante des produits cosmétiques des femmes. » Ses univers sont chaotiques, versatiles et réalistes ; nulle part y a-t-il un « lifehack » une recette de vie, ou un éclairage ultime qui d’un seul coup donnerait un sens à tout cela, il n’y a aucune libération définitive de cette tourmente. C’est ainsi que l’homme avance cahin-caha, et malgré cela il connait aussi de bons moments. L’intimité, la tendresse et l’harmonie des sentiments sont possibles. Tous ces moments ne représentent pas un état final et peuvent presque toujours disparaitre  de manière tout  aussi inattendue qu’ils ne sont advenus, mais ces moments existent. 

Dans son superbe Angst en schoonheid (Angoisse et beauté) paru en 2014, Bas Heijne, grand connaisseur de Couperus affirme qu’au cours des décennies d’innombrables tentatives ont été faites pour « neutraliser »  Couperus, pour le transformer en un écrivain inodore et incolore, un écrivain du passé. Peut-être voulait on lui donner cette image parce qu’on ne savait pas que faire de ce vide que cachaient ses descriptions d’intérieur et ces conversations à l’heure où l’on prenait le thé.  On allait donc plutôt souligner ce supposé côté guindé et petit bourgeois. Alors que la description de ce vide est un cadeau et notamment pour le lecteur d’aujourd’hui. Car ses personnages sont soumis tout comme nous à des forces qui nous dépassent, et ce dans un monde qui est toujours aussi cruel et toujours aussi dépourvu de sens. Il ne propose pas de panser les blessures mais démontre avec douceur ou fermeté que la vie peut être autre chose que de tenter désespérément d’échapper au malheur ou cette poursuite acharnée du bonheur. Ne te perds pas dans un optimisme béat, dit-il mais ne te laisse pas non plus aller à un pessimisme paralysant. Accepte le fait que tu ne peux pas savoir, ne te perds pas comme Eline Vere dans la poursuite d’illusions romantiques ou comme Psyché  dans ce bijou qu’est son œuvre éponyme (Psyché) dans sa quête du bonheur ultime.

L’absence de sens ne signifie pas absence de beauté. Et la prose de Couperus en est une preuve éclatante.                 

Cliquez ici pour lire l’essai de Ellen Deckwitz en néerlandais


En juillet 2023, l’hebdomadaire néerlandais De Groene Amsterdammer a publié l’essai sous une forme légèrement modifiée (cliquez ici, jaargang 147, nummer 27).


Ed Hanssen — 10 juillet 2023