Het tillenbeest, première nouvelle de l’auteur et sculpteur néerlandais Jan Wolkers désormais disponible en français : La bête porteuse

La toute première nouvelle du célèbre auteur et sculpteur néerlandais Jan Wolkers (1925-2007) paraît en février 1959 dans la revue littéraire néerlandaise Tirade et elle figure ensuite en ouverture du premier livre édité de Jan Wolkers, le recueil de nouvelles Serpentina’s petticoat de 1961. Cette nouvelle, Het tillenbeest en néerlandais, est désormais disponible en langue française, sous le titre La bête porteuse, grâce à la traduction réalisée par l’atelier de traduction littéraire du Nouveau centre néerlandais fin novembre 2022 à l’Atelier Néerlandais à Paris.

La bête porteuse est le premier des trois textes traduits par l’atelier de traduction littéraire dirigé par Isabelle Rosselin les 26 et 27 novembre 2022 au Nouveau centre néerlandais à Paris.


La bête porteuse

Il est rare que je me rende encore au domicile de mes parents. Mais à mon arrivée, ma mère ouvre la porte avant même que j’aie appuyé sur la sonnette en cuivre. Je savais que tu viendrais, dit-elle, installe-toi au salon, je nous fais un petit café.
___Ses bras sont recouverts jusqu’aux coudes d’une épaisse couche de mousse savonneuse. Elle sort de la cuisine, elle ne m’a donc pas vu arriver. Je suis bien obligé de croire qu’elle s’attendait à ma visite.
___Je m’enfonce dans un monstrueux crapaud, un héritage qui exhale encore l’odeur de mes grands-parents décédés. Tabac à pipe de qualité, insecticide qui n’a plus cours depuis longtemps, soupçon de lavande.
___Au-dessus du buffet, leur portrait s’efforce en vain de résister à l’action des rayons du soleil. Chaque fois que je le revois, il est un peu plus terne. Seule l’épaisse moustache fin-de-siècle de mon grand-père est restée sombre, elle fausse les nuances de tons. À la longue, on finira par croire qu’elle a été ajoutée artificiellement.
___Il a les yeux clairs et le front soucieux d’un grand névrosé. Autrefois, ma mère racontait que, lorsqu’il rentrait à la maison, ma grand-mère disait : « Mettez les tasses comme il faut ! ». Les enfants s’assuraient alors que les motifs des tasses soient parfaitement alignés avec ceux des soucoupes. Il entrait, ne saluait personne, n’avait d’yeux que pour les tasses. Il prenait son journal et, avant de se laisser glisser dans le crapaud, vérifiait qu’il n’y avait pas de peluches sur le siège. Je le regarde. Lui ne me regarde pas, mais fixe le photographe. Tu es mort d’un cancer, me dis-je. Tu t’es reproduit. Moi aussi, je vais mourir d’un cancer. On n’échappe pas à sa famille. À l’hôpital, on lui a d’abord posé un tube dans le ventre pour l’évacuation de ses selles. Mais quand les tumeurs ont commencé à proliférer dans sa cavité abdominale, c’est tout un réseau d’égouts qui est venu s’installer dans son lit. Les digues étaient rompues. Ça ne l’a pas empêché, une heure avant sa mort, de se quereller avec l’infirmière parce qu’elle n’avait pas posé au milieu de la tablette les fleurs que je lui avais apportées.
___Je me sens étranger dans cette pièce. Je ne serais pas plus indifférent si j’étais un inspecteur des impôts venu réclamer un paiement. Pourtant, c’est ici que, tout petit, assis sous la table, j’ai vu glisser un cigare argenté dans le ciel à travers les franges de la nappe. Tout le monde s’est précipité dehors. On criait : « Le Graf Zeppelin ! ». Puis le bleu du ciel a paru curieusement vide, comme si tout ce qu’un enfant pouvait s’y représenter avait disparu avec cet étrange cornichon. Et là, j’ai une vision de la Statue de la Liberté et de gratte-ciels. J’ai dû voir une photo dans le journal.
___L’harmonium laqué noir est toujours recouvert de la même bande d’étoffe rose. Mais décolorée et rétrécie par les lavages. L’extrémité des touches dépasse, on dirait un enfant timide qui se mord la lèvre inférieure. Cependant, il y a dans cette pièce un objet qui me remplit d’angoisse et que j’hésite à regarder. Mes yeux se dirigent lentement vers lui, survolent le tapis persan usé, remontent le long du manteau de la cheminée. Là, les plumes de paon m’offrent un répit. Leur bleu reste vif, est-ce qu’on les remplace de temps en temps ? Puis mon regard fait un bond de cinquante centimètres vers la droite. La bête porteuse ! Des hommes commettant, hommes avec hommes, des choses infâmes. Telle une provocation en pierre à l’adresse de saint Paul, un sphinx en marbre rouge veiné de noir est placé devant la Bible des États. Sculpté avec art, le corps de lionne témoigne d’une bonne connaissance de l’anatomie. Son visage de déesse grecque a cette expression figée qui lui confère un caractère énigmatique et sans âme. Sur les pattes avant repose une paire de seins généreux, dont le galbe régulier est une preuve supplémentaire que seul un décorateur habile est intervenu ici. Ce sont ces parties du corps qui ont valu à la créature mythologique ce nom : la bête porteuse.
___Tu devrais peut-être le prendre à bras, disait mon père à ma mère quand une fois de plus, un bébé hurlait de faim dans le berceau. J’ai toujours associé cette expression à l’idée d’engendrer, de soulever. Nous sommes une famille de protestants traditionnels. Je n’ai donc jamais connu ma mère autrement qu’enceinte ou donnant le sein. Elle avait lourd à porter. Elle aurait pu s’appeler Multatuli, elle supportait beaucoup.
___Par un après-midi d’automne orageux de la dernière année de guerre, j’avais transporté cette bête, prise sur la cheminée richement décorée d’un château du XVIIIe siècle proche de chez nous, pour la rapporter dans ce salon petit-bourgeois. Le château avait été soudain déserté, car les Allemands cantonnés sur place étaient partis pour le front de l’est. Ma sœur était portée sur la luxure. Elle ne vivait pas avec un seul Allemand, mais avec le régiment tout entier. Quand elle entrait dans une caserne ou un camp militaire, elle envoyait valser sa culotte, qui flottait bientôt au vent en haut du mât. Elle passait de main en main, se transmettait comme une maladie contagieuse. Je savais qu’elle faisait partie des agréments du château depuis peu de temps. Après le départ des Allemands, j’y suis allé, parce que je croyais qu’on l’avait peut-être laissée sur place, comme les lavabos et les toilettes. On ne la voyait plus à la maison. Mon père lui en avait interdit l’accès. Elle n’était pas au château. Mais, sous un porche sombre, il y avait, accroché à un porte-manteau oublié, un vieil imperméable usé qui lui appartenait. Dans l’une des poches, j’ai trouvé un message. Attention à P.R., il est dangereux, était-il écrit. J’ai toujours considéré comme une pure coïncidence qu’il s’agisse de mes initiales.
___J’ai traversé de grandes salles hautes aux murs recouverts de tapisseries. Les Allemands en avaient découpé de grands morceaux. Là où il y avait eu jadis un cerf en fuite ou un sanglier, on voyait se cabrer un cheval avec son cavalier devant un trou de plâtre et de briques. Un amant faisait une révérence courtoise devant un parfait carré. Le manteau de la cheminée était couvert de bandes de toile. Soudain, j’ai aperçu les deux sphinx, flegmatiques et assurés au milieu de ce ravage. Je n’ai pas eu beaucoup de mal à en détacher un. On a beaucoup ri à la maison. Ma mère était gênée par la plantureuse devanture. La bête porteuse, a lancé quelqu’un. C’est là que tout le monde s’est mis à l’appeler la bête porteuse.
___Le lendemain, je suis allé chercher son pendant avec un copain. Le copain en question était un garçon pâle à la chevelure brune, dont la lecture de la poésie de Piet Paaltjens avait durablement altéré la physionomie. Avec peine, j’avais obtenu de lui qu’il me suive pour s’introduire dans le château par un soupirail. Une fois le sphinx détaché, le garçon a été pris d’un tel enthousiasme qu’il est allé décrocher du mur un miroir ovale colossal enchâssé dans un pompeux cadre doré. Devant la fenêtre, j’ai regardé l’eau noire des douves. Elle était si lisse qu’elle paraissait gelée. Le reflet d’une gracieuse passerelle en fer prenait la forme de boucles qu’un patineur aurait tracées parfaitement. La brume s’élevait des douves comme de la mousse dans un verre de bière.
___Une fois sortis du château, nous avons constaté que le miroir était trop lourd et que nous allions devoir le porter à tour de rôle. J’ai décidé de laisser pour l’heure la bête porteuse dans le bois. Pendant que mon ami attendait, appuyé contre le miroir comme un chevalier contre son bouclier, j’ai continué d’avancer entre les arbres jusqu’à un trou couvert de feuilles sèches. J’y ai projeté la lourde pièce de marbre. De la merde a jailli de tous côtés. À l’intérieur du cratère que le sphinx avait ouvert dans la masse brune et puante, j’ai vu le visage à moitié décomposé de ma sœur, noir comme la peau préparée d’une tête d’Indien. Juste un instant. Puis la masse dense s’est refermée. Je suis resté le souffle coupé au bord de ces latrines. J’avais l’impression que mes cheveux se hérissaient jusqu’à la cime des arbres, où les hérons crachaient leur haine bleue envers le bois.
___Ma mère apporte le café et dispose les tasses sur la table basse. Je saisis la tasse sur la soucoupe et la porte à mes lèvres. Puis je la repose et lève les yeux vers ma mère. Je vois son regard inquiet et tourne la tasse, afin que les motifs s’alignent sur ceux de la soucoupe.

Jan Wolkers et la bête porteuse (photo Karina Wolkers, janvier 1965)

Début de la nouvelle Het tillenbeest, extrait de Jan Wolkers, Serpentina’s petticoat. Met tekeningen uit de hongerwinter, J.M. Meulenhoff, vierentwintigste druk 2008 (1961), p. 11-16

Annonce web de l’atelier de traduction consacré à Jan Wolkers

Outre la nouvelle La bête porteuse, l’atelier a traduit deux autres textes de Jan Wolkers : une lettre rédigée lors de son séjour à l’Institut Néerlandais en 1957 et l’extrait d’un roman publié des années plus tard, dans lequel il évoque les mois qui ont précédé son séjour parisien.

Par la publication de ces extraits illustrant le talent de cet auteur au regard de plasticien sachant si bien sculpter ses phrases, le Nouveau centre néerlandais espère susciter pour l’oeuvre de Jan Wolkers un nouvel intérêt en France, susceptible de déboucher dans les années à venir sur la publication en langue française de ses romans.

L’atelier de traduction s’est basé sur le texte Het tillenbeest paru dans Jan Wolkers, Serpentina’s petticoat. Met tekeningen uit de hongerwinter, J.M. Meulenhoff, vierentwintigste druk 2008 (1961), p. 11-16. Cliquez ici pour lire Het tillenbeest en néerlandais.

La présente traduction La bête porteuse a été réalisée grâce aux contributions de :
Marc Binazzi
Sofiane Boussahel
Patricia Bronchain
Jennifer Dufraisse
Thiago Goes Moraes
Marcel Harmignies
Gertrud Maes
Sandrine Maufroy
Noëlle Michel
Audrey Vert et
Lena Westerink.