Faire parler de livres — entretien avec Ed Hanssen (première partie)
Ed Hanssen est le président-fondateur du Nouveau centre néerlandais (NCNL), successeur du département de langue de feu l’Institut Néerlandais. Le NCNL est un lieu dédié à la langue et à la culture néerlandaises. Sis à deux pas de l’Assemblée Nationale (121 rue de Lille, 75007 Paris), il propose aussi bien des cours de langue que des conférences sur l’art et la culture, des sorties culturelles, des ateliers de traduction mais aussi un café littéraire. Celui-ci s’est déjà réuni 37 fois depuis 2014. C’est pour discuter de ce leesclub, comme on dit en néerlandais, que nous avons rencontré Ed Hanssen.
Propos recueillis par Ilyess EL KAROUNI — première partie — 25 octobre 2022
Bonjour Ed et merci pour le temps accordé.
Mais je t’en prie.
Tu es le directeur du NCNL et le maitre de cérémonie de son café littéraire. Mais avant d’en parler plus longuement, pourrais-tu tout d’abord te présenter rapidement ?
Je suis Néerlandais et vis en France depuis 1994. J’ai fait des études de littérature et de langue néerlandaises à Amsterdam. En France, j’ai enseigné le néerlandais dans différentes institutions comme lecteur ou vacataire, à Reims, Amiens et Paris. Mais j’ai aussi travaillé comme formateur de langue dans le privé et surtout à l’Institut Néerlandais qui était le centre culturel des Pays-Bas depuis 1957. Je l’ai intégré en 1998 et, au fil des années, j’en suis un peu devenu le professeur principal. En 2012, le gouvernement néerlandais, estimant que l’institut était trop coûteux, a décidé de le fermer. On ne va pas revenir dessus. Bref, le fait est qu’il n’existe plus. Or, les élèves me disaient à l’époque : “Ed, loue une salle quelque part ; nous voulons continuer les cours !”. Je me suis alors lancé dans la création d’une nouvelle structure pouvant dispenser les cours et voilà que le Nouveau centre néerlandais est né ! Cela a été un véritable redémarrage dans la continuité : l’institut cessait les cours mi-décembre 2013 et le 3 février 2014, le NCNL accueillait déjà ses premiers élèves, les anciens de l’Institut mais aussi des nouveaux. L’aide et le soutien de l’ambassade des Pays-Bas ont été essentiels lors de cette période de création. Et ils le sont toujours puisque notre centre est hébergé dans les beaux locaux de l’Atelier Néerlandais, plateforme de l’ambassade des Pays-Bas pour les industries créatives. Ainsi, les liens avec l’ambassade demeurent très forts et importants.
L’enseignement demeure ma passion mais en tant que directeur du NCNL, j’ai maintenant de nouvelles responsabilités. Je dois non seulement enseigner mais, avec 150 à 200 apprenants adultes, j’ai aussi des tâches de coordination. Outre les cours, qui constituent notre coeur de métier, le NCNL propose d’autres activités qu’on pourrait qualifier de connexes comme les ateliers de traduction littéraire qui se tiennent une ou deux fois par an, les cours-conférences sur l’art et la culture néerlandaise, les examens pour l’obtention du certificat de néerlandais langue étrangère et aussi, nous y arrivons, le leesclub que nous appelons club de lecture ou café littéraire et qui a commencé en 2014, soit peu de temps après l’ouverture du NCNL. L’objectif était d’élargir un peu notre palette et de ne pas nous cantonner à la langue néerlandaise, mais plutôt de faire du NCNL un véritable centre culturel. L’idée du club de lecture a été lancée par une élève et il s’est tout de suite avéré que c’était une très bonne idée. Voilà donc comment il est né. Mais c’était peut-être un peu long comme présentation…
L’idée du club de lecture a été lancée par une élève et il s’est tout de suite avéré que c’était une très bonne idée
Pas du tout. Il était nécessaire d’avoir quelques détails. Comment les livres étudiés sont-ils choisis ?
Ils sont tout d’abord choisis pour leurs qualités littéraires même si on peut toujours discuter de savoir ce qu’est la littérature. Mais ils doivent aussi nous dire quelque chose des sociétés néerlandophones. Je rappelle que le néerlandais est non seulement parlé aux Pays-Bas mais aussi en Flandre, soit dans la moitié nord de la Belgique. Et, depuis peu, il est même reconnu officiellement comme langue régionale dans les Hauts de France. C’est écrit noir sur blanc dans le Bulletin officiel de l’Éducation nationale en France du 16/12/2021.
C’est pour cela que nous étudions aussi les livres qui ont été des succès de librairie dans les régions néerlandophones. Que nous disent ces livres de ces sociétés ? Pourquoi tant de gens les ont-ils plébiscités ?
Par la littérature, on aborde donc les sociétés belge et néerlandaise, mais de biais et donc pas comme le ferait un journaliste ou un sociologue. Balzac l’avait très bien dit dans Petites Misères de la vie conjugale : “Il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations”. C’est pour cela que nous étudions aussi les livres qui ont été des succès de librairie dans les régions néerlandophones. Que nous disent ces livres de ces sociétés ? Pourquoi tant de gens les ont-ils plébiscités ? C’est dans cet esprit que nous avons abordé Le Dîner de Herman Koch qui a constitué l’objet de notre deuxième réunion. La première avait été consacrée à Op zee (En mer) de Toine Heijmans qui avait remporté le Prix Médicis étranger en 2013. En collaboration avec l’ambassade des Pays-Bas, nous avions organisé une soirée littéraire en son honneur, soirée durant laquelle il était venu présenter son livre au public français.
Le café littéraire ou club de lecture, tu l’appelleras comme tu voudras, peut aussi être l’occasion de nous plonger dans des classiques de la littérature néerlandophone, des livres qu’on pourrait qualifier de livres canoniques, qui sont étudiés par les lycéens et étudiants. C’est le cas de Max Havelaar de Multatuli (1820-1887), originellement paru en 1860. C’est bien que le public français prenne connaissance de ces ouvrages.
Lorsque la traduction n’était plus disponible dans le commerce car épuisée, nous avions fait des copies de l’exemplaire présent dans la bibliothèque du NCNL et elles ont été mises à la disposition des personnes souhaitant lire leurs livres en français. Il est en effet important pour nous que l’ouvrage étudié puisse être consulté aussi bien en néerlandais qu’en français.
Tu aurais aussi pu mentionner Louis Couperus (1863-1923).
Effectivement. Ou des auteurs comme Hella Haasse (1918-2011) qui a d’ailleurs vécu en France, Willem Frederik Hermans (1921-1995), Gerard Reve (1923-2006) ou encore Harry Mulisch (1927-2010). Tous ces écrivains furent de grandes plumes de la seconde moitié du vingtième siècle et que nous avons aussi discutés durant nos réunions.
Justement, concernant les traductions françaises, est-ce qu’il existe beaucoup de livres néerlandais traduits en français ?
La littérature de Flandre et des Pays-Bas a été mise à l’honneur en 2003 lors du 23ème Salon du Livre. Je n’ai pas les chiffres mais à mon niveau, j’ai la ferme conviction que de plus en plus de romans belges et néerlandais sont traduits en français. Je ne pense pas qu’aux classiques comme ceux évoqués précédemment mais aussi à d’autres écrivains comme Cees Nooteboom (né en 1933) ou Anna Enquist (née en 1945) ou même des auteurs plus jeunes, tels qu’Arnon Grünberg (né en 1971) ou Lize Spit (née en 1988). Des éditeurs tels que Gallimard et Actes Sud ont ainsi de nombreux auteurs néerlandais dans leur catalogue.
Nous faisons en quelque sorte un travail dans le prolongement de celui de ces fondations. Nous réunissons des lecteurs de ces ouvrages et nous discutons de la qualité de la traduction ainsi que de leurs contenu, thématique, style d’écriture
A cet égard, il faut louer l’action des organisations pour la promotion de la littérature de langue néerlandaise, comme le Nederlands Letterenfonds et le Vlaams Fonds voor de Letteren. En contribuant à l’édition de la littérature néerlandaise dans le monde entier, ces structures font un travail remarquable. Ce qui est drôle pour moi, c’est de voir d’anciens condisciples rencontrés au début des années 1990 à Amsterdam, travailler dans ces structures. Je suis assez ému lorsqu’il m’arrive de les croiser de façon inopinée, au Salon du livre de Paris par exemple. Et pour revenir à notre club de lecture : au NCNL, nous faisons en quelque sorte un travail dans le prolongement de celui de ces fondations. Nous réunissons des lecteurs de ces ouvrages et nous discutons de la qualité de la traduction ainsi que de leurs contenu, thématique, style d’écriture, etc.
Pourrais-tu citer quelques noms de traducteurs du néerlandais au français ?
Il y a Philippe Noble qui, pendant longtemps, a oeuvré à promouvoir la littérature néerlandaise en France. Il a traduit de grands romans de Mulisch ou Multatuli. Je dois aussi citer Isabelle Rosselin qui est la traductrice la plus en vue en ce moment. Elle a à son actif un grand nombre de traductions de livres contemporains en passe de devenir des classiques. Ou Daniel Cunin, qui traduit aussi de la poésie, Françoise Antoine, ou Noëlle Michel. Et il y en a encore tant d’autres.
Leur travail est essentiel. Contrairement à ce que j’ai longtemps pensé, la responsabilité du traducteur n’est pas uniquement de reformuler le plus précisément possible ce qu’a écrit l’auteur. Plus le temps passe, plus je me rends compte que le travail du traducteur est aussi un travail d’écrivain. Il a un rôle de passeur. Un bon traducteur ne se contente pas de traduire les mots mais restitue l’esprit et le ton du livre, ce qui suppose de ne pas forcément coller au texte, à sa littéralité. C’est passionnant. On le voit bien lors des ateliers de traduction du NCNL.
Revenons au café littéraire. Qu’est-ce qui te plaît dans ce concept ?
J’y suis attaché car il me ramène à mon premier amour, à ma première passion qui date de l’époque où j’étais étudiant à Amsterdam : la littérature. Avec le club de lecture, je reviens un peu à ce qui m’a fasciné pendant mes années d’études, et je m’en réjouis d’autant plus que j’ai aujourd’hui beaucoup moins de temps pour lire. Je suis donc très content de l’opportunité offerte par le café littéraire de lire et réfléchir sur le livre au programme.
Le café littéraire est aussi l’occasion d’une rencontre entre des Néerlandais et des Français ou francophones. C’est une réunion durant laquelle les deux cultures, les deux langues se retrouvent. Et le fait d’avoir les deux cultures réunies pour parler du même livre, parler de littérature, est vraiment très important pour moi. Ce qui me plaît aussi, c’est que les participants sont aussi bien des élèves des cours de langue que des personnes qui ne suivent pas de cours au NCNL.
C’est aussi une façon de mettre le livre à l’honneur et pas uniquement l’écrivain comme c’est souvent le cas lors des soirées littéraires. Lors de nos rencontres, nous parlons du livre, de sa dimension littéraire. Nous discutons de nos perceptions du roman, nous l’analysons et c’est très stimulant. Bien sûr, tout le monde ne parle pas. Dans le club, il y a quelques personnes qui s’expriment facilement, qui ont des opinions tranchées sur le livre, d’autres qui sont plus nuancées et d’autres enfin qui sont plus dans une position d’écoute des échanges. Et je suis toujours étonné qu’à chaque fois, on arrive à aborder le livre sous différents angles, à en tirer beaucoup, et c’est toujours très enrichissant. Sur ce point, j’avais une fois entendu un critique littéraire néerlandais dire qu’il adorait lire des livres mais était incapable d’en dire deux mots…
Moi aussi, j’ai remarqué que quoique n’étant pas des critiques littéraires, juste des individus ordinaires, des amoureux de littérature, nous arrivions à chaque séance à passer deux heures à discuter, à échanger des opinions, à décortiquer les livres et à y trouver des choses insoupçonnées de prime abord. Et c’est vraiment magnifique et étonnant parce qu’encore une fois, nous ne sommes pas des critiques littéraires. Ce n’est pas notre métier, nous ne sommes que des amateurs, dans tous les sens du terme.
Je suis d’accord. C’est vrai qu’il y a toujours des angles d’attaque enrichissants et surprenants qui apparaissent lors de nos échanges. C’est ce qui en fait leur charme. C’est d’ailleurs la fonction première d’un club de lecture. Ce n’est pas une soirée littéraire où quelqu’un fait un show. Ce n’est pas une conversation du Café du Commerce. Mais ce n’est pas non plus un cours universitaire durant lequel on fait de l’analyse de texte. Le café littéraire, c’est quelque chose entre les deux. On y fait une analyse des livres qui n’est pas académique mais plutôt à travers le vécu ou les expériences d’individus d’horizons différents.
C’est vrai qu’il y a toujours des angles d’attaque enrichissants et surprenants qui apparaissent lors de nos échanges. C’est ce qui en fait leur charme. C’est d’ailleurs la fonction première d’un club de lecture. Ce n’est pas une soirée littéraire où quelqu’un fait un show. Ce n’est pas une conversation du Café du Commerce. Mais ce n’est pas non plus un cours universitaire durant lequel on fait de l’analyse de texte. Le café littéraire, c’est quelque chose entre les deux. On y fait une analyse des livres qui n’est pas académique mais plutôt à travers le vécu ou les expériences d’individus d’horizons différents.
Une question sur les auteurs français traduits en néerlandais et lus par les Néerlandais. J’ai cru comprendre que Michel Houellebecq était une star aux Pays-Bas. Tu me le confirmes ?
Oui, effectivement, c’est vrai
Et quels autres auteurs, classiques ou des contemporains, sont appréciés ?
Certains éditeurs ont traduit des classiques français comme Georges Perec (1936-1982), Patrick Modiano (né en 1945) ou Marcel Proust (1871-1922). Depuis quelques années, ce dernier est d’ailleurs retraduit pour lui donner une nouvelle vigueur. Les éditeurs néerlandais publient des traductions d’auteurs contemporains tels que Michel Houellebecq (né en 1956) ou Amélie Nothomb (née en 1966). En poésie, on peut citer Charles Baudelaire (1821-1867), Arthur Rimbaud (1854-1891), Paul Valéry (1871-1945) ou encore Guillaume Apollinaire (1880-1918).
Lisez la suite de l’entretien ici.
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